10

Amotjou accueillit son ami et lui offrit du vin comme s'il revenait d'un long voyage – ce qui en un sens était exact, pensa Huy, qui décida toutefois de ne rien dire de son aventure. Il relata en revanche sa conversation avec Moutnéfert et mentit sur la façon dont il avait employé son temps depuis.

« As-tu des nouvelles de Taheb ? demanda-t-il.

— Oui, dit Amotjou d'un air évasif.

— Quoi de neuf ?

— Elle n'a envoyé que deux lettres, par messager. Elle s'enquiert de la santé des enfants, raconte les préparatifs en vue du départ du roi. Il y a eu d'ultimes réceptions, un banquet officiel…

— Que feras-tu quand elle reviendra ? »

Amotjou serra les mâchoires, puis répondit :

« Je lui dirai que je vais divorcer. Cela ne présentera aucune difficulté. Nous avons un arrangement.

— Et ensuite ?

— Huy, tu es un ami de longue date, mais…

— Bien sûr. Désolé, cela ne me regarde pas.

— D'ailleurs, tu le découvriras bien assez tôt. Mais, comme tu le sais, l'unique obstacle à mon bonheur et à mon ambition est le grand prêtre. Quelle preuve as-tu que je pourrais utiliser contre Rekhmirê ?

— Je ne pense pas que tu puisses utiliser quoi que ce soit contre Rekhmirê. Je ne connais pas l'origine de sa fortune, mais rien ne permet de croire que ses fonds proviennent d'ailleurs que du temple.

— Et comment le temple est-il financé ?

— Tu sais aussi bien que moi que lorsque Akhenaton a détourné tous les revenus du temple au profit d'Aton, nombre de richesses lui ont été dissimulées. Vois avec quelle rapidité l'ancienne religion a regagné le terrain perdu. Il n'y a là aucun mystère.

— Donc, s'impatienta Amotjou, tu es en train de me dire qu'il n'a rien à voir avec les pillards, et rien à voir avec les pirates.

— Je suis certain que non. Il a peut-être d'autres forfaits à son actif, mais pas ceux-ci.

— Pourquoi en es-tu si sûr ?

— Je n'en ai pas la preuve absolue, mais plus d'une fois il m'a tenu en son pouvoir et rien n'aurait été plus simple que de m'éliminer. »

Huy précisa qu'un homme avait été employé par le grand prêtre pour surveiller sa demeure, mais dissimula qu'Aset l'avait découvert et suivi jusqu'au palais.

« Comment faire alors pour le détruire ?

— Pourquoi y tiens-tu tellement ? s'enquit Huy, étonné de tant de rage.

— Il a mené contre moi une véritable guerre !

— Ce n'est pas Rekhmirê, quel que soit le plaisir que lui procurent tes infortunes. Tu sais que tu n'es pas le seul notable de la ville dont le tombeau familial a été violé, ou dont les bateaux ont été la proie des pirates. Tu veux donner à Rekhmirê le mauvais rôle parce que tu as besoin de te débarrasser d'un rival. Le temps presse. Tu voulais que cette affaire soit close avant l'arrivée de Toutankhamon, je crois. Or il sera là d'ici quelques jours. Pire, Rekhmirê a réussi à terminer le palais – du moins, les appartements royaux. Voilà qui ne le discréditera pas aux yeux du nouveau roi.

— Ou d'Horemheb. Quelle différence cela fait-il ? »

Huy resta silencieux quelques secondes, puis il demanda :

« Pourquoi recherches-tu le pouvoir ?

— Peut-être pour éviter qu'il tombe entre les mains d'hommes tels que Rekhmirê. »

Et qu'est-ce qui te fait penser que tu es meilleur que lui ? pensa Huy, mais il ne posa pas la question.

« Moutnéfert m'a dit que tu as placé un agent chez Rekhmirê.

— Elle n'aurait pas dû t'en parler ! dit Amotjou d'un air contrarié. Oui, c'est la vérité.

— Dans quelle intention ?

— J'avais peur que tu ne puisses mener ta tâche à bien.

— Tu m'avais ordonné de laisser le prêtre en paix. À moins que tu aies oublié ton expérience dans l'autre monde ?

— J'ai discuté avec des amis, depuis.

— Quels amis ?

— Moutnéfert.

— C'est elle qui t'a convaincu de mettre un espion dans la place ?

— Oui.

— Et qu'a-t-elle dit des démons de Rekhmirê ?

— Que si c'étaient des démons et qu'ils lui obéissaient, alors j'éliminerais le danger en l'éliminant, lui.

— Tu ne craindrais pas la colère de son esprit ?

— Une fois dans le monde des esprits, il aurait perdu ses ambitions matérielles. Il me suffirait de me rendre sur sa tombe et d'offrir des présents à son ka en signe de propitiation. »

Huy se passa la main sur le front. Que les gens étaient prompts à accommoder leurs convictions au gré de leur convenance !

« Quel rapport t'a fait ton espion ?

— Je ne pense pas que…

— Je suis censé travailler pour Moutnéfert. Tu veux que je l'aide, oui ou non ?

— Il n'a aucun élément particulier à rapporter, mais il n'est en place que depuis quelques jours, et quoi que Rekhmirê ait d'autre à faire, il est clair que pour le moment, du moins, il est complètement absorbé par les ultimes préparatifs avant la venue du pharaon. Cependant, hier, Rekhmirê a annoncé qu'il se rendrait dans la Vallée.

— À quelle fin ?

— Il ne l'a pas dit. Sans doute pour inspecter son tombeau. Mon agent est parvenu à le convaincre de le prendre pour serviteur personnel et de l'emmener.

— Comment s'y est-il pris ? »

Amotjou esquissa un sourire.

« Les goûts sexuels de Rekhmirê sont variés. Amenmosé est séduisant et connaît son métier. »

Huy partit peu après, refusant de rester pour une coupe de vin ou le repas de midi. En dépit du fait que le soleil était haut dans le ciel, il descendit vers le quai où les bacs étaient amarrés et réussit à prendre le dernier avant la pause de l'après-midi pour gagner la rive opposée. Dès qu'il débarqua, il se hâta de traverser la zone de dallage brûlant et de dépasser les petites constructions basses serrées autour du ponton. Devant lui, tel un rideau barrant la plaine étroite, se dressaient les falaises dans lesquelles étaient taillées les tombes des puissants. Huy enroula une écharpe de lin autour de sa tête pour se protéger du soleil, s'orienta vers le nord-ouest, et prit la direction de la partie supérieure de la Vallée.

En chemin, il passa devant l'entrée du nouveau tombeau de Rekhmirê. La porte imposante se composait d'un linteau et de montants richement décorés, sculptés en relief à même le roc dont la surface avait été aplanie et polie sur une certaine distance de part et d'autre. Devant, assis sous une tente précaire retenue par quatre pieux de bois tordus, une douzaine d'artisans prenaient leur repas, composé de pain brun plat, d'oignons doux et de bière. Il monta les rejoindre et les salua. Avec son turban et son pagne usé, il semblait un des leurs. Il leur déclara qu'il travaillait à la réfection du grand temple d'Amon à Karnak, qui s'élevait sur la rive orientale et dont on distinguait facilement la masse du lieu où ils se trouvaient. Après avoir refusé de partager leur repas, il accepta toutefois un peu d'eau et une cruche de bière rouge et s'accroupit auprès d'eux. Il savait qu'ils se seraient méfiés d'un étranger qui leur aurait posé de but en blanc des questions précises sur le plan de la tombe et le progrès des travaux, aussi se contenta-t-il de glisser deux ou trois questions discrètes dans la conversation générale, tout en éludant les leurs au sujet du chantier du sanctuaire. Il en avait suffisamment appris en matière d'architecture du temps où il était employé à la cité de l'Horizon, pendant la période de construction effrénée, pour être capable de fournir des réponses adéquates qui dissipèrent leurs soupçons. En retour, il découvrit que les travaux sur l'hypogée n'étaient en cours que depuis deux ans.

« Le grand prêtre a quarante ans. Il s'attend à vivre encore une bonne trentaine d'années, dit le contremaître d'un ton de confidence, comme s'il lui livrait une information capitale. Il veut que l'accent soit mis sur la qualité, peu importe le temps que ça prendra.

— Qui s'en occupera quand il sera mort ?

— Comment ça ?

— Eh bien ! Il n'a pas d'enfants.

— Il a encore le temps d'en avoir.

— Ça serait un fameux coup de chance ! » remarqua un des artisans.

Le contremaître se tourna vers eux, mais personne n'affronta son regard.

« Avez-vous commencé à peindre ? demanda Huy, faisant allusion à la décoration raffinée qui ornerait les parois internes du tombeau, rappelant des scènes de la vie du grand prêtre et illustrant le monde futur, en évoquant les gens et les objets dont il aurait besoin là-bas.

— Non, dit le contremaître. Nous n'avons pas encore fini le percement du couloir transversal de la chapelle, ni du couloir situé au-delà. Et puis il faudra creuser le puits de la chambre funéraire. Mais cela, nous le ferons quand les artistes travailleront sur la décoration de la chapelle.

— Rekhmirê vient-il souvent se rendre compte de l'avancement des travaux ?

— Quand il peut. C'est un homme occupé.

— Surtout en ce moment.

— Ça oui !

— Ainsi, il n'est pas venu, récemment ?

— Non.

— Ni hier ni aujourd'hui ?

— Mais non », répéta l'homme, en lui lançant un regard oblique.

Toutefois, Huy avait suffisamment gagné leur confiance pour être autorisé à voir par lui-même l'intérieur du tombeau. Il y régnait une fraîcheur et une pénombre bienfaisantes. Çà et là, des conduits avaient été pratiqués dans la falaise rocheuse pour donner de la lumière et de l'air à ceux qui travaillaient à l'extrémité du tombeau, qui s'étendait déjà sur vingt coudées au cœur de la roche. Le sol était uni et lisse. Un coup d'œil révéla à Huy tout ce qu'il avait espéré apprendre de cette visite.

« Je parie qu'il le fait bien garder, dit-il au contremaître fier de son œuvre, tandis qu'ils rebroussaient chemin vers la lumière du soleil.

— Et comment ! Remarque, la plupart du temps, les ouvriers sont là. La première équipe commence juste après l'aube, et après la pause de midi nous continuons jusqu'à la fin du jour.

— La nuit, nous postons vingt soldats autour du sanctuaire, se vanta Huy, comptant que le contremaître se laisserait prendre à cette estimation approximative.

— C'est un projet d'État, répliqua l'homme, mordant à l'appât. Nous, nous avons quatre gardes, et vu la somme que Rekhmirê leur verse, je ne crois pas qu'ils se laisseraient corrompre.

— Alors il n'aurait pas grand-chose à consacrer à la surveillance de l'ancien tombeau ?

— Je dirais que non. Il n'a pas vendu le site ?

— Non.

— En quoi cela t'intéresse-t-il, de toute façon ?

— Son étoile monte dans le firmament. »

Le contremaître rit d'un air entendu. La capitale du Sud ne manquait pas d'ambitieux qui recherchaient la protection des personnalités récemment rentrées en grâce.

 

Le soleil avait quitté son zénith lorsque Huy poursuivit rapidement son chemin, heureux de sentir la fraîcheur apaisante. Il dépassa des groupes d'ouvriers qui revenaient travailler, et le silence du milieu de l'après-midi fut brisé à nouveau par l'écho assourdi mais omniprésent des marteaux et des ciseaux sur le roc, tandis que des armées d'hommes peinaient pour aménager les demeures d'éternité de l'élite. Tout en marchant, Huy eut une fois de plus une brève pensée pour son propre tombeau, laissé à l'abandon. Où reposerait-il, à la fin, maintenant que son univers était bouleversé ? S'il mourait ce jour même, il serait placé dans une des sépultures anonymes, avec – à condition qu'il eût de la chance ! – deux ou trois jarres d'orge pour toute compagnie dans l'autre monde. Il se demanda comment ses concitoyens pouvaient s'accrocher à cette croyance en une vie future quand, en l'espace d'une génération, les ancêtres étaient oubliés, au mépris des malédictions inscrites au fronton des tombeaux à l'encontre de ceux qui négligeraient de pourvoir à la nourriture du ka des défunts gisant à l'intérieur.

Mais nul doute n'assaillait Rekhmirê. Celui qui dirigeait le culte du dieu du monde souterrain avait besoin d'affirmer sa foi et sa position sociale.

Huy passait devant des hypogées plus modestes, appartenant à des fonctionnaires de rang moyen, à des hommes d'affaires et des femmes dont la fortune ne leur permettait pas d'être placés tout à fait au centre de la Vallée. Ici, vingt ans plus tôt, Rekhmirê avait fait commencer la construction de son premier tombeau. Dès le début de sa carrière déjà, il ne laissait pas au hasard sa vie dans l'au-delà.

L'entrée de la première tombe de Rekhmirê était située à quelque distance des édifices récents, et de taille nettement plus réduite que la nouvelle excavation requise par sa haute dignité, mais Huy réussit à la trouver sans difficulté. Il en eut confirmation en déchiffrant le nom du prêtre dans le cartouche déjà érodé par le vent, à côté de la porte.

Il semblait peu plausible que quelqu'un vînt monter la garde ici. En fait, on aurait dit que personne n'y était venu depuis plusieurs années. L'entrée était en partie obstruée par des décombres, tombés de la façade effritée ou provenant des dépôts d'autres excavations. Les pierres étaient envahies par des chardons et des mauvaises herbes clairsemées, d'un vert grisâtre, parmi lesquels fila un gros lézard, dérangé par cette intrusion. Huy grimpa au sommet des gravats et scruta les profondeurs du trou d'ombre, unique vestige de l'entrée. Mais il y faisait trop noir pour qu'il pût distinguer quelque chose. Revenant sur ses pas, il contourna prudemment le roc immense dans lequel la tombe était percée, et dont le dos bossué, lui aussi parsemé de chardons et de mauvaises herbes, dominait le terrain environnant.

Huy en avait atteint l'extrémité ouest et s'apprêtait à longer la pente nord quand il remarqua l'ouverture. Ce n'était guère qu'une fente, mais elle mesurait une coudée en son point le plus large, et le sol alentour, uni, ne portait pas trace de mauvaises herbes. Examinant davantage les environs, Huy décela même un sentier qui montait directement vers l'orifice depuis le sol aride en contrebas, et que l'on avait tenté de dissimuler à l'aide de broussailles. Il vérifia dans sa besace que l'allume-feu et la lampe à huile qu'il avait apportés étaient toujours en place puis, après un dernier regard à la ronde, il se courba pour s'introduire dans le trou et se laissa glisser à l'intérieur du tombeau.

Il y faisait plus clair qu'il ne s'y attendait. Lorsque ses yeux se furent habitués à la pénombre, il vit que trois ou quatre des conduits d'aération percés par les ouvriers n'avaient pas été comblés et laissaient filtrer des rais de lumière. Il se tenait dans ce qui était jadis destiné à former la chambre intérieure, car, à l'extrémité opposée, on avait commencé à creuser le puits qui aurait plongé à la verticale jusqu'à la petite pièce où aurait été placé le sarcophage. Juste au-dessus, sur un socle, se dressait une statue. Si la posture était conventionnelle, la tête était saisissante de réalisme et, bien qu'on eût soulagé le corps de ses épaules bossues et de son pied bot, le visage lourd, dont le regard semblait toiser avec dédain ceux qui le contemplaient d'en bas, était visiblement, plus jeune de vingt ans, celui de Rekhmirê.

Sous les pieds, le sol était rude et inégal. En se penchant, Huy constata que des pierres aux arêtes tranchantes saillaient de la couche de sable rouge. Il en toucha une et retira vivement sa main. C'était un silex aiguisé. De toute évidence, à une certaine époque, des ouvriers avaient jeté leurs outils usés dans ce tombeau abandonné. Mais les pierres avaient été dérangées, des sillons marquaient la surface du sol raboteux. Quelqu'un avait été traîné. Mais était-ce récent ?

Huy se demandait depuis quand les travaux avaient cessé. Cinq ans ? Dix ans ? Longtemps, sans doute, car la construction des tombes avait pratiquement été arrêtée après le transfert de la cour au nord. Toutefois, bien que toute activité eût cessé, des gens étaient venus sur le site dans les jours précédents. Huy découvrit les cendres de deux feux de camp et, dans un coin, une poignée de clous en cuivre, tout neufs.

Il alluma la lampe et avança prudemment dans le couloir menant à la chapelle funéraire, qui à l'origine devait aboutir à un vestibule au-delà duquel s'étendait le monde extérieur. C'est là que le ka de Rekhmirê serait venu recueillir les offrandes de nourriture déposées à son intention. Bien que le tombeau n'eût jamais été occupé, Huy frissonna involontairement.

La chapelle était beaucoup plus claire, illuminée par l'orifice qui subsistait de l'entrée du couloir situé juste au-delà. Les peintres avaient commencé la mise en couleurs avant que la tombe ne fût abandonnée, car Huy était entouré par des rangées de silhouettes vagues, représentées dans l'accomplissement des tâches quotidiennes que Rekhmirê se serait attendu à voir encore exécuter pour lui quand il serait parvenu dans les champs d'Éarou. Il tomba sur une scène qui le glaça. Elle dépeignait le voyage de Rekhmirê dans les douze vestibules des ténèbres, sa rencontre avec les démons qui y résidaient et, après les avoir domptés, son entrée dans la salle des Deux Vérités, où il se tenait respectueusement tandis qu'Anubis plaçait sur la balance son cœur et la plume de Maât, et que Thot, le dieu à tête d'ibis, inscrivait la sentence en présence des quarante-deux Juges. Tapie derrière Thot, la bête Ammit attendait, prête à dévorer le cœur des impies.

D'autres objets, qui n'appartenaient pas à ce tombeau, se trouvaient là, jetés pêle-mêle : des shaouabtis, représentations magiques des serviteurs qui veilleraient sur le mort dans l'autre monde. Huy ramassa une des statuettes pour l'examiner. Elle était faite d'ivoire d'hippopotame, incrusté d'or et serti de cornéliane, de turquoise et de lapis-lazuli. Au-delà des figurines, toutes d'excellente qualité, gisait une petite quantité de pépites d'or. Le métal était dans un état assez impur, et les pépites semblaient de celles que l'on fabriquait dans les mines à l'extrême sud, où l'on coulait dans l'eau l'or en fusion pour former de petits blocs irréguliers faciles à transporter, quand il n'était pas nécessaire ou possible de fabriquer des lingots dans des moules rudimentaires encastrés dans le sable.

Si les shaouabtis étaient le butin d'un pillage de tombe, il n'en était pas de même pour l'or. Huy savait exactement d'où il provenait.

Mais ce n'était pas tout. Quatre larges lanières de cuir étaient accrochées au mur, où l'on avait enfoncé un clou dans la pierre tendre, sans respect pour la représentation peinte d'Horus à tête de faucon. Le cuir, dur et grossier, était souillé de marques sombres là où un liquide l'avait imprégné. Les taches étaient fraîches. Huy porta une des lanières à ses narines. Il identifia, mêlée à l'odeur du cuir, celle du sang. À côté des lanières, un autre objet était suspendu. Un masque de crocodile, similaire à celui fixé sur le visage d'Ani quand Huy avait découvert sa dépouille.

Pris de panique au souvenir que déclenchait ce spectacle, et comprenant l'usage du lieu où il se trouvait, Huy recula et parcourut précipitamment le couloir en sens inverse, se maudissant de ne pas avoir assuré sa retraite. Dans sa hâte, il trébucha et tomba par terre. Il se coupa les mains sur les silex effilés. Il se releva, tendit les bras vers l'orifice et se hissa par la fente vers le crépuscule bleuté. Contrairement à son instinct, qui lui dictait de courir en direction des quais, il se força à marcher suivant une ligne aussi droite que possible vers la rive du Fleuve.

Il faisait trop sombre pour bien voir, mais il se repéra aux pierres fraîchement retournées et aux tiges de plantes cassées. C'était la route la plus courte à prendre si, en cas d'urgence, on devait transporter ou tirer une lourde charge. Huy ne pouvait définir avec exactitude le moment où le sang avait été versé, mais il savait que si l'odeur dominait encore celle, lourde, des lanières en cuir de bœuf, cela ne pouvait remonter à plus de vingt-quatre heures. Ni Amotjou ni lui n'avaient perdu beaucoup de sang, sauf aux mains, lorsqu'on les avait traînés sur le sol où affleuraient les silex. Les lanières par lesquelles on les avait suspendus, une fois drogués, pour leur donner cette sensation d'apesanteur, n'auraient pas été tachées par leur sang.

Il continua rapidement son chemin et arriva au bord du Fleuve avant que le bref crépuscule n'eût cédé la place à la nuit. Chaque jour l'eau montait un peu plus, et sa couleur passait du vert au rouge. Mais le niveau ne s'élevait pas aussi vite qu'on l'avait escompté. Huy parvint sur une pente où plusieurs gros rochers plats descendaient vers l'eau. Là, en dépit de l'heure tardive, se faisaient entendre un remue-ménage et une agitation bruyante. Dans une nuée bourdonnante de mouches, sept ou huit vautours sautillaient en battant des ailes, agitaient leur cou rouge déplumé, puis piquaient pour se repaître d'un petit monticule noir aux contours irréguliers, à moitié immergé. Alors que Huy s'approchait, le vent porta à ses narines une puanteur si infecte qu'il en eut l'estomac soulevé, mais il s'obligea à continuer. Les grands volatiles le fixèrent avec une irritation soupçonneuse, sans reculer. L'un d'entre eux plongea la tête et remonta rapidement, une longue bande de chair rouge au bec.

Il y avait deux corps, jetés pêle-mêle si bien que leurs membres s'étaient entrelacés. Les deux visages étaient tournés vers le ciel, et Huy put voir que les yeux avaient déjà disparu, picorés en premier par les oiseaux qui pouvaient ainsi introduire le bec par les orbites et saisir des lambeaux de cerveau. L'un des vautours enfouissait sa tête chauve dans un cadavre, à la manière d'une autruche. Un deuxième cherchait à se frayer un chemin jusqu'à la viande en fouillant l'anus du second cadavre.

L'un des hommes avait été tué d'un coup d'épée dans le dos. L'autre, qui avait reçu de mauvaises blessures, avait dû opposer une farouche résistance. Huy ne le reconnut pas, bien que le visage fût suffisamment intact pour rendre l'identification encore possible.

Le premier était plus âgé et plus massif. Jusque dans la mort, ses traits conservaient un air de force obstinée et, dans l'obscurité naissante, les trous aveugles qui avaient contenu ses yeux semblaient encore concentrer l'amour du pouvoir. Son dos bossu surélevait légèrement son corps inerte, de sorte que la tête retombait en arrière et que le pied bot tournait en dedans. Un vautour, qui s'avançait de sa démarche grotesque au bout du rocher, perdit momentanément l'équilibre et, pour se rétablir, agrippa fermement le pied du cadavre entre ses serres.

La cité de l'horizon
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